Dans son ouvrage « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » en 1974, Georges Perec installé pendant trois jours consécutifs place Saint-Sulpice à Paris expérimenta une « radicale » observation d’un lieu notant absolument tout ce qu’il voyait de l’ordinaire à l’extraordinaire sans distinction pour tenter d’en saisir la substantifique moelle, d’en capter le mystère. Aujourd’hui encore de nombreux artistes mais aussi architectes, urbanistes, universitaires, sociologues se saisissent de cette œuvre « protocole » pour tenter de saisir l’âme d’un lieu dans toutes ses temporalités, d’examiner tous les pores de ce corps urbain. L’expérience que je vais vous raconter, va aussi vous parler d’épuisement mais celui d’un corps, le mien, lors d’un de mes voyages en Italie, à Milan, dans le cadre du programme (UN)COMMON SPACES du réseau IN SITU. J’y jouais un rôle de citoyenne « éclairée », une TIERce personne entre des opérateurs culturels et des artistes, une bâ-TISSEUSE de passerelles entre les arts et l’architecture, le paysage, l’urbanisme, le design, la psychologie...
Prévoir de bonnes chaussures
Nous sommes le dernier jour du workshop, entre journées intenses et petites nuits, je suis bien fatiguée mais enjouée à l’idée d’aller découvrir la performance de DOM-, un collectif composé de l’italien Leonardo Delogu, avec qui j’avais pu avoir un échange furtif au sujet de son travail où il y était question de trous, de friches, d’interstices, à vrai dire, je n’avais pas compris grand chose. La présentation de la performance est très énigmatique elle aussi… Aucune indication en termes de contenu, de durée, on se doute qu’il va falloir marcher car on nous conseille de bonnes chaussures mais dans mon esprit ce sera sur une petite distance.
Ma journée étant libre ce jour-là, je décide de marcher dans Milan avant la performance, mon hôtel est excentré mais je décide de me diriger vers la place du Duomo, lieu de rendez-vous au centre de la ville à pied. Je passe par de nombreuses petites rues très conviviales dont l’architecture est pleine de charme mais je ne m’y attarde pas, me disant que je me trouverai un petit troquet sympathique dans le centre pour me reposer plus tard. Or, plus je m’approche, plus l’empire romain se déploie sous mes yeux dans cette ville dédiée à la mode et au design, avec les classes sociales qui vont avec. Plus je marche, plus les bâtiments se révèlent imposants, splendides et magistraux, absolument pas ce que je cherchais pour ma pause café.
Echapper aux cartographies
Il est l’heure de rejoindre le départ de la performance, je viens donc de marcher trois heures sans m’arrêter et je rejoins un groupe d’une vingtaine de personnes au musée d’art contemporain place du Duomo. Notre groupe reçoit des casques et des consignes. Nous allons marcher ensemble, en silence vers une destination inconnue et nous commencerons par visiter l’exposition. Notre attention est particulièrement dirigée vers le dernier étage de l’exposition, un univers plastique sombre, peuplé de trous, de rugosités, de cicatrices, c’est très beau, je repense à mes échanges avec Leonardo. Avant de partir, la voix dans le casque nous invite à regarder la grande place et nous évoque une petite fille au milieu d’une envolée de pigeons. Au moment où ces mots sont prononcés, c’est exactement ce que je vois se dérouler sous mes yeux éberlués… Comment une telle synchronicité est possible ? Je regarde mes voisins pour vérifier s’ils sont aussi subjugués que moi. Aucun signe particulier sur leur visage mais je prends cet instant magique comme une promesse, cet après-midi s’annonce exceptionnel.
Un homme aux cheveux blancs face à une œuvre avec un sac à dos noir m’intrigue. Je comprendrai très vite que nous allons suivre cet homme mais ce que je ne sais pas encore c’est que ce sera pendant quatre heures, alors que je viens déjà de marcher trois heures et que je vais vivre une expérience extrême et transformatrice en explorant autant les limites de Milan que celles de mon corps !
Pour l’instant, nous sommes donc un petit groupe, en chemin depuis le cœur de Milan, à distance d’une dizaine de mètres d’une silhouette marcheuse qui nous guide dans cette traversée silencieuse. Dans une marche ni lente ni rapide nous arpentons les rues et prenons le métro jusqu’à la dernière station de la ligne. Nous traversons un square où une femme ramasse ce qui semble être des seringues, ce n’est pas un moment magique comme tout à l’heure, celui-ci est glauque, prévu et écrit, je me doute qu’il y en aura d’autres mais qu’il y aura aussi de la simple marche dans le réel, sans l’apport de la fiction. Le doute me traverse, ai-je vraiment envie de vivre ça ? Assez vite nous arrivons au bout d’une ruelle qui débouche sur un chemin. En un instant, nous venons clairement de franchir la frontière de la ville ! C’est la première fois que je l’éprouve ainsi.
Je viens de passer du recto de Milan à son verso, de son coeur à son enveloppe extérieure en passant par sa peau et je l’ai clairement senti dans mes pieds qui passent soudainement du bitume à la terre.
Ce nouveau paysage est plus mystérieux. La nature y est très présente mais avec les ombres de la ville, ses déchets, ses lieux abandonnés. Un sac à main vide, sûrement volé à l’arraché au sol nous le rappelle. Je sens que tout un monde existe ici mais qu’il est en grande partie caché. Le silence commence à me peser, j’ai envie de partager mes doutes, mes interrogations, me plaindre de ma fatigue. C’est justement à ce moment-là que des personnes jaillissent derrière nous avec des sacs à dos chargés d’enceintes qui envoient une musique forte, entraînante et me remettent dans mon pas et dans mon rythme. Nous arrivons à une sorte de clairière. Une dizaine de silhouettes apparaissent de derrière les arbres et disparaissent aussitôt, j’en frissonne d’étonnement et nous nous enfonçons encore plus profondément dans cette lisière. Par moments la ville apparaît au loin puis disparaît dans les chemins.
Je pense aux stalkers, ces urbanistes de la marche et de la marge originaires de Rome dans les années 1990. « Proches des surréalistes et des situationnistes, les Stalker gardent un certain sens du jeu, du hasard et de la rencontre et ont un grand intérêt pour l’exploration urbaine. Mais à la différence de leurs aînés, ils s’éloignent des centres-villes pour explorer la périphérie. » Ainsi après quatre journées du tour de Rome, Lorenzo Romito, un des fondateurs déclarait : « Nous avons voyagé à travers le passé et le futur de la ville, à travers ses souvenirs oubliés et son devenir inconscient, sur un territoire créé par l’humain mais par-delà sa volonté. Dans ce vide, nous identifions une géographie éphémère et subjective, les propositions instantanées d’un monde en continuelle transformation. En fait nous avons créé un espace sans l’avoir planifié ou construit, en le traversant simplement. » Entre artistes, urbanistes et militants, les Stalker cherchent des itinéraires et des territoires, dans les villes et entre les villes, qui échappent aux cartographies connues et permettent d’en inventer d’autres.
Exactement comme ici.
Si ça se trouve il y a des bus ?
Cela doit être ça que cherche à nous faire éprouver DOM- mais alors que sont ces quelques signes de fiction qui jalonnent le parcours, où vont- t-ils nous mener, quel autre territoire sommes nous en train d’inventer ? Nous croisons quelques marcheurs, quelques cyclistes, quelques pigeons mais peu d’humains et non humains habitent ce milieu. Soudain, une prostituée surgit d’un bosquet et s’enfuit en se rhabillant, encore une nouvelle irruption de la fiction qui nous met sur la piste du paysage et de la réalité que l’artiste veut nous montrer.
Je pense à la planification urbaine aujourd’hui qui s’efforce de rationaliser l’espace et de le maîtriser mais considère ces marges, ces replis du temps et de l’espace comme sans signification parce qu’elle ne sait pas dire quelles sont les populations qui y vivent. Tim Ingold, un anthropologue britannique nous invite à reconnaître un monde de lignes, de textures, de cheminements, d’habiletés et d’habitation, là où l’on ne voyait que des objets, des connexions, des moyens de transport et de production.
Ce serait donc ça qui se joue ? Révéler l’espace et toutes ses ramifications en le « pratiquant » et observer les habitants de la marge et leurs relations, pour comprendre ce qui se tisse en dehors de la ville productive ? Ces questionnements par moments m’amusent, par moments me tourmentent. Cela doit faire près de cinq heures que je marche dans une ville étrangère, sans pauses, sans savoir où je vais et pour combien de temps encore et tout cela sans parler.
Révéler l’espace et toutes ses ramifications (...) pour comprendre ce qui se tisse en dehors de la ville productive
« Take me to the Town, i want to dance with the city » entonne alors la musique d’Editors au sortir d’un virage provoquant en moi une vive sensation du groupe à mes côtés. Je prends conscience qu’il me porte, je me sens plus légère, soutenue. Ce n’est pas rien de marcher seule en silence tout en étant accompagnée. Habituellement quand on marche en groupe, l’autre est un soutien silencieux par ses sourires, ses regards mais également une source de perturbation de la perception quand il parle. Je me souviens d’urbanistes avec qui nous menions une étude sur une ville avec l’ANPU. Nous étions arrivés de Paris en train où nous avions parlé tout du long sans jeter un regard par la fenêtre, ils avaient toutes et tous des vélos pliables, qu’ils avaient déployés à l’arrivée pour arpenter la ville en deux heures à peine, tout en poursuivant une discussion animée avec quelques brefs arrêts sur des points de vue remarquables, pour enfin remonter dans le train et commencer à planifier des grandes transformations de cette petite ville pour laquelle ils avaient eu si peu d’égards en comparant ses statistiques à une autre ville de même dimension. Qu’aurait été leur planification s’ils avaient fait tout cela en silence et de nuit ? Ici, à Milan, je suis donc toute à mes sensations et au paysage et l’autre est surtout pour moi une source d’admiration : suis-je la seule dans cet état ? J’aperçois une route, si ça se trouve il y a des bus…
I want to dance with hodologies
Heureusement comme à chaque moment de découragement que j’ai vécu jusqu’ici, un événement, une musique, une apparition me remet d’aplomb. Là, c’est l’arrivée dans une abbaye que j’entrevois comme l’espoir d’un peu de repos. En effet, nous voici pour quelques minutes plongés dans une messe avec des religieux qui récitent des textes bibliques dans leurs barbes sans s’adresser à nous. Une sorte de rituel étrange où ils se lèvent et s’assoient sans cesse devant une salle clairsemée, la scène est assez surréaliste.
Nous reprenons la route et quelques instants après, nous arrivons dans un grand champ. La nuit est tombante, les enceintes humaines se déploient autour de nous et entonnent un long texte qui me subjugue et élucide une partie de mes interrogations. C’est un texte magnifique sur l’errance nocturne d’un homme, au plus bas de son existence qui marche sans but dans la ville pendant des heures et qui en connaît tous les plis, les recoins, sa violence autant que sa beauté. C’est donc cela, je suis en train d’éprouver l’errance d’un être au plus mal dans ma chair et la carte que j’arpente est sa carte à lui ! Une carte bien différente de la carte des êtres longilignes très bien coiffés croisés dans le centre de Milan dans la file d’attente de Chanel…
Je suis en train d’éprouver l’errance d’un être au plus mal dans ma chair, et la carte que j’arpente est sa carte à lui !
En quelque sorte le chemin que nous parcourons est sa « distance psychologique ». Je me rappelle de la notion d’espace hodologique qui m’avait intéressée pour la psychanalyse urbaine. L’hodologie désigne globalement la science des connexions dans les réseaux. En psychologie, c’est un terme introduit par Kurt Lewin (1890–1947) pour décrire l’étude des réseaux existant dans l’espace de vie d’une personne.
Dans la langue anglaise, the hodology, outre les sens ci-dessus, peut être aussi, en géographie ou en urbanisme, l’étude des chemins et cheminements dans la ville. Ce qui définit parfaitement un espace « hodologique » c’est un espace affectif dont les repères correspondent à un ensemble d’actions – un trajet par exemple – plutôt qu’à un plan avec ses systèmes de coordonnées géométriquement calculés (…) La connexion des rapports « topologiques » de situation et de la dynamique des processus psychologiques et psycho-sociaux permet, en particulier, d’y représenter les « meilleurs chemins de satisfaction », en équivalence des stades de développement de la libido dans la théorie freudienne. Tout cela nous amène sur les chemins de la psycho-géographie dont s’inspiraient les situationnistes, et dans laquelle l’ ANPU puise de nombreuses ressources.
Magique, je suis en train de vivre la psycho-géographie en vrai et en mouvement ! Je repars d’un bon pas…L’air de tout à l’heure me revient en boucle « I want to dance with the city » et aussi « This place is our prison, its cells are the bars. » Boris Charmatz, un chorégraphe de renom qui a dirigé le musée de la danse à Rennes et fait danser un peu tous les habitants de la ville disait que la danse permet de « configurer la ville », de se l’approprier. C’est vrai que le bâti est une question d’échelle et que nous avons besoin de nous y mesurer. Les jeunes explorateurs d’aujourd’hui qui font des parcours, de la grimpe comme dans le film des « Yamakasi » dansent avec la ville, l’effleurent, marquent leur territoire et s’en libèrent en quelque sorte et c’est parfois vertigineux, tout comme la ville, souvent trop haute et emprisonnante.
La douleur en poche
La fin du parcours approche et nous ramène vers la ville et son recto, nous en retraversons la frontière, toujours en suivant cet homme au pas toujours régulier, sur qui le temps n’a eu visiblement aucune prise, qui m’impressionne de plus en plus, tandis que mon genou devient de plus en plus douloureux.
Sur les boulevards périphériques de ce début de ville im-pensé comme la plupart des entrées de villes, nous re-croisons quelques figures rencontrées au verso comme la prostituée ou les jeunes ombres apparues derrière les arbres qui nous croisent cette fois-ci en bande à toute allure et en musique. Ce moment me dresse les poils sur les bras. DOM- ne nous a pas seulement montré la marge, il a écrit avec elle. Toutes les figures croisées vivent ici et ont participé à cette écriture. Nous entrons plus encore dans la ville. En peu de temps, nous sommes plongés dans des bains aux ambiances totalement différentes à commencer par un concert sur une petite place (avec un ravitaillement bienvenu de bières et de pizzas) puis un cours d’aquagym dans une piscine surchauffée, autre rituel, sportif cette fois-ci que je rêve de rejoindre pour apaiser mon corps meurtri.
En sortant de la piscine je n’en peux vraiment plus, je boîte de plus en plus, je n’irai pas au bout. Des médiatrices culturelles qui accompagnent le groupe m’encouragent. La fin du parcours et donc du récit est d’une simplicité déconcertante. L’homme arrive dans son appartement, allume la lumière puis ferme ses volets. Sa boucle est bouclée et moi j’hésite à appeler une ambulance ou un taxi pour rentrer à l’hôtel !
Plusieurs semaines ont passé et cette expérience me hante encore. Tout comme la méditation nous fait plonger au plus profond de notre être en passant par plusieurs strates de pensées agitées, calmes ou résignées, il me semble qu’elle m’a permis de pénétrer les profondeurs de l’âme de cette ville et que ce croisement entre le réel, la fiction et ma subjectivité sont les guides de voyage vers les profondeurs. Tout comme le metteur en scène Constantin Stanislavski dont l’enseignement fondé sur la mémoire affective et le vécu propre des acteurs les plongeait dans des états de fatigue extrêmes pour accéder à la vérité des personnages, je me dis que tout acteur de la fabrique urbaine avant de bâtir ou de transformer un espace devrait vivre ce genre de performance pour accéder à la vérité de l’être-ville par un vrai engagement de son corps, depuis le sol et non dans un bureau au dessus d’une carte. Tout ce qui intensifie la perception et met l’esprit en déséquilibre sur la piste de sensations nouvelles est susceptible de produire en lui de nouvelles pensées et là on peut dire que j’en ai vécu des sensations nouvelles !
Quant à la fiction, elle devrait aussi s’inviter plus souvent dans la fabrique urbaine car en proposant un récit comme cette traversée de Milan, que je n’aurais jamais découvert sous cet angle si on ne m’avait pas proposé cette lecture, s’offre la possibilité de penser la ville autrement. On le sait, la ville est souvent produite par et pour des actifs en pleine possession de leurs moyens financiers comme physiques. Un détour par une écriture à la marge avec ses invisibles et son mystère est riche d’enseignement pour aborder le corps urbain dans sa globalité et repérer ses zones de frictions et de palpitations. Et étonnamment ce n’est pas en son centre que son coeur bas le plus, bien au contraire.
Ce n’est donc pas comme George Pérec un lieu que j’ai épuisé mais mon corps et cette expérience « radicale » a été à la fois une accélératrice de connaissance d’un espace, car j’ai l’impression de connaître cette ville comme ma poche avec seulement quelques heures à l’arpenter, mais aussi une révélatrice de sa substantifique moelle car j’en repars en ayant l’impression d’avoir accédé à l’essentiel, son recto et son verso, sa vérité au delà des apparences impériales, spectaculaires et trompeuses.
Autrice : Fabienne Quéméneur
co-pilote et méta-foreuse de l’ANPU, Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine et cultivatrice de l’Art bâtisseur Au bout du plongeoir, Fabrique d’art et de rencontre.
Illustrateur : Goupil et Adèle Mura
Coordination générale : Sylvain Marchand
Responsable du Pôle Ressource-Transmission à l’Atelier 231
Le recto et le verso de la ville. Tentative d’épuisement du corps d’une femme citoyenne de cinquante ans. Juin 2024
Sources bibliographiques
La vraie légende de Stalker,
revue Vacarme, 2004
Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, 2007, trad. Sophie Renaud,
Bruxelles, Zones Sensibles, 2011
La rédaction du texte Le recto et le verso de la ville. Tentative d’épuisement du corps d’une femme citoyenne de cinquante ans de Fabienne Quéméneur est une action d’IN SITU, la plateforme européenne pour la création artistique en espace public, dans le cadre du projet (UN)COMMON SPACES, cofinancé par le Programme Creative Europe de l’Union européenne.