Quelques mois après l’inauguration de Trafic, Centre d’Art Contemporain, installé dans l’ancien magasin des tramways de Rouen, c’est au tour de l’Atelier 231 d’être inauguré. Les arts de la rue s’installent dans l’ancienne chaudronnerie de fer des établissements Buddicom, spécialisés dans le matériel ferroviaire. C’est grand ! Outre la halle majestueuse, destinée aux ateliers de construction de décors, une partie de la chaudronnerie de cuivre, le Tender, va servir de grande salle de création. L’ancien laboratoire servira de cuisines et de restaurant ; les vestiaires des cheminots accueilleront les bureaux, le centre de ressources et deux studios de répétitions.
La réhabilitation de ce patrimoine industriel est confiée aux architectes Laurent Israël et Bernard Grimaux. Ils interviennent avec finesse, souplesse, respect des lieux et de leur histoire. Les espaces deviennent fonctionnels, les interventions se font légères, l’esprit du lieu est respecté. Un génie protecteur prend place en douceur, les artistes peuvent s’installer. Avant les premières résidences, ils s’emparent de l’inauguration.
Le public, attentif, est dans un autre monde, un entre deux, à la lisière de la ville, dans un environnement industriel. Il fait sombre et froid, les éclairages ferroviaires percent la nuit brutalement.
« Les trois coups » vont être donnés.
Une soixantaine d’artistes et de techniciens ont mis en place cette inauguration. Jean Raymond tente d’harmoniser cette joyeuse bande, chacun donne ses idées, ça fuse de partout, ça parle beaucoup, ça n’écoute pas, ça percute quand même, ça râle aussi. Il a l’impression d’être un animateur en chef d’un nouveau genre. Cette troupe théâtrale éphémère est composée de metteurs en scène de compagnies de théâtre de rue, une équipe rêvée, complètement improbable.
Un bélier est imaginé et dessiné par Kiké. Deux grandes roues de câblage électrique trainent devant l’atelier du Pacific Vapeur Club, des bidons de 200 litres sont soudés entre eux, montés sur un châssis de fortune, une tête est fabriquée en forme de poing. Achille s’active dans la grande halle pour que cette carriole de fûts prenne forme. Le bélier roule, il sera poussé par les artistes pour ouvrir symboliquement ce qui deviendra l’Atelier 231, fabrique des arts de la rue.
Générik Vapeur installe sur le côté de la grande halle une pyramide de fûts rouges. Ces fûts marqués du nom des compagnies présentes sur le festival de Sotteville depuis 1990 servent encore aujourd’hui de signalétique à chaque édition de Viva Cité.
Deux allées de bidons posés au sol servent de percussion, une allée rouge, une autre, jaune vont encadrer l’entrée du public au rythme cadencé des tambours.
Gyrophares, sirènes de police, un cortège officiel s’avance en DS noire. La Ministre de la Culture est présente ? Non, ce sont Martin et Mathurin, en présidents d’opérette, qui tanguent dans leurs costumes ringards et grosses lunettes, ils s’avancent vers la pyramide. Catherine Trautman, la Ministre, est attendue le lendemain pour une visite guidée de l’ensemble du site par Daniel.
Soudain, l’Atelier 231 parle d’une voix grave, envoutante et enjouée devant l’événement qui se prépare. L’émotion, empreinte des mémoires des cheminots diffuses sur les lieux, est brisée par l’apparition soudaine du diseur Yannick
« Ben dites donc, un p’tit peu de fumée, un p’tit coup de lumière, un peu de réverb dans la voix et vous voilà partis ! Il vous faut pas grand-chose à vous, public des arts de la rue ! »
Fracas, la pyramide s’écroule, le bélier s’élance pour casser la porte, elle résiste.
Les artistes de rue n’aiment pas les dons, il faut conquérir.
Les artistes pousseurs emportés dans leur élan ont oublié que la porte était savamment réglée pour tomber seule. Le bélier, en touchant légèrement le mécanisme de désolidarisation de la porte, l’a entravé. L’effet escompté se fait attendre, les tentatives du bélier sont vaines ; heureusement quelques petites mains habiles et cachées s’activent pour la faire enfin tomber.
Les 2000 spectateurs présents peuvent entrer, encadrés par un chemin de flammes. Un convoi de rêve, baroque et électrique l’emmène. Au même moment le direct Paris/Le Havre passe en trombe devant l’Atelier 231, il est 20h47.
Monsieur Max, en maître de cérémonie décadent et précieux, grand cireur de pompes devant l’éternité, accueille le public sur le tapis rouge officiel. Il est entouré par le Service d’Urgence et de Convivialité, le S.U.C., composé de Martine, Fabienne, Fred et Philou.
De jeunes musiciens classiques, flûte, violoncelle et clavecin, accompagnent sur des musiques baroques, l’entrée du public.. Suspendues au-dessus des têtes, quelques centaines de poches en plastique sont remplies d’eau colorée aux sept couleurs de l’arc-en-ciel.
Après un verre de vin chaud et des marrons grillés, les spectateurs hallucinent. Deux agents très spéciaux déambulent en slip kangourou, la pin-up de ferme Julienne vous explique le sens de ses objets déconcertants, un artiste s’englue, avec des gestes mesurés, dans une écume bleue outremer. Les 200 litres de mousse polyuréthane gonfle et se fige. L’ilotopien se pétrifie, surpris par son audace. Nicolas, un clown nomade, fragile d’humanité, pose sa carriole, une drôle de maison colorée. Une rencontre poétique et absurde avec les spectateurs, voyageurs immobiles.
Plus loin, nous choisissons notre marteau pour fracasser un nain de jardin. Pierre emballe les débris du nain dans une feuille de salade.
« Vous le laissez au fond de l’aquarium ou sur la table il vous restera toujours fidèle » explique-il, en tendant un drôle d’ensemble dans un sac en plastique.
Deux dadaïstes baladeurs vous content la mémoire du rail et des cheminots comme de véritables historiens. Tels des freaks, des bébés à tête d’adulte sont poussés dans un caddy de supermarché, rempli de victuailles. Amusés, nous reconnaissons les têtes de Patrick et Laurent en marmots désopilants. Caty ouvre un espace de dialogue avec le public. Elle submerge la locomotive de Goude de valises de toutes sortes. Elle les range et palabre avec les gens sur le voyage, les rencontres, l’autre.
Dans l’atelier fer, un chalumeau crépite autour d’une danseuse.
Une tôle est découpée autour de son corps gracile : une belle image du théâtre de rue fait de poésie et de férocité. Martin et Mathurin tentent d’ambiancer tout ce petit monde, avec panache, mais sans succès évident. Ce n’est pas nécessaire, les artistes se fondent dans le public. Plus loin un plongeur apparaît dans une bassine en zinc, image insolite jaillie de l’imaginaire poétique du groupe ZUR.
La soirée se termine, Gil et Sylvie du groupe Barrio Chino montent sur scène. Rumba, polyphonie, flamenco, musique traditionnelle juive et arabe, andalouse, une alchimie de musique universelle explose dans la grande halle : déclinaison sonore d’une mixité culturelle qui fait écho au festival Viva Cité, créé 8 ans auparavant.
Auteur : Daniel Andrieu, Fondateur et Directeur du festival Viva Cité (de 1990 à 2015) et de l’Atelier 231 (jusqu’en 2015)
Illustrateur : Goupil
Coordination générale : Sylvain Marchand, Responsable du Pôle Ressource-Transmission à l’Atelier 231
Distribution
Jean Raymond Jacob : Directeur artistique et metteur en scène de la compagnie Oposito.
Directeur du Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public « le Moulin Fondu ».
Kiké : Enrique Jimenez co-fondateur de la compagnie Oposito, imagine et dessine les décors de la compagnie
Achille Bras : constructeur de décors entre autres Compagnies Oposito, Adhok etc
Martin et Mathurin : Serge Boulier, directeur artistique du Bouffou Théâtre et Alain de Felippis compositeur, créateur sonore du Bouffou Théâtre.
Daniel Andrieu : fondateur du festival Viva Cité et de l’Atelier 231.
Yannick Jaulin : conteur, auteur et dramaturge. Il invente l’histoire du nombril du monde à Pougne-Hérisson.
Monsieur Max, Thierry Laurent : Co-Directeur et comédien de la compagnie « Annibal et ses éléphants ».
Le S.U.C. : Martine Rateau, Fabienne Desflèche, Fredérique Fort (Annibal) et Philippe Jacob.
Patrick et Laurent : Patrick Dordoigne et Laurent Desflèches fondateurs et comédiens de la compagnie « les Alama’s Givrés ». Patrick Dordoigne crée en 2010 la « compagnie Adhok ». Laurent Desflèche est constructeur et scénographe.
Julienne : Luc Perrot plasticien, fondateur du Cercle de la Litote.
Nicolas Moy : comédien, fondateur de la compagnie du Jardin des Planches.
Pierre et Caty : Pierre Berthelot et Caty Avram co-fondateurs de la compagnie Générik Vapeur.
Groupe ZUR : collectif d’artistes de la Zone Utopique Reconstituée. Loredana Lanciano et Jean-François Orillon.
Gil et Sylvie : Gil Aniorte Paz et Sylvie Paz sont de Marseille, ils jouent depuis plus de 20 ans une musique méditerranéenne métissée.
Et encore : Jea n-Marie Maddeddu (Les Piétons), Bartélémy Bompart (Kumulus), Jeff Thiebaud et Chris Chanet (Délices Dada), Fabrice Deperrois, Bérengère Allais (Les Plastiqueurs), Bruno Schnebelin (Ilotopie), Jean-Marie Songy (Directeur du festival d’Aurillac), Brigitte Burdin et Gilles Rhodes (Transe Express), Mariette Lanslevée (Les Tréteaux Théâtre), Geneviève Guyon (Air à Dire), Thierry Muller (Ecole de Musique de Sotteville).
***
L’inauguration de l’Atelier 231 a eu lieu le 19 novembre 1998 en soirée. Au moment de cette inauguration a été organisé un colloque intitulé « Ville et Culture : arts de la rue et pratiques culturelles » les 19 et 20 novembre. Un opuscule retraçant les actes a été édité